‘Charles est parti en Inde en Avril et Mai 2015 avec Opération Amos. Il nous partage un texte portant sur son passage en Inde, un retour d’expérience. C’est le texte du reportage qui paraîtra dans le Prier de janvier-février 2016, agrémenté d’un superbe reportage photo.’
Le royaume des pauvres En Inde, au cœur du pays tamoul, l’Arche de Chennai est un havre de paix et de joie pour les personnes handicapées mentales. Dans ce lieu qui fait vivre les béatitudes du Christ, les derniers sont les premiers, les pauvres sont rois. Avec la grâce d’une danseuse, le rickshaw zigzague entre les voitures le long d’East coast road, l’avenue bondée qui traverse Chennai. D’habitude si effervescente, la capitale du Tamil Nadu semble anesthésiée par la chaleur. Les gestes des marchands de fruits, de thé ou de poissons, qui s’égrènent de part et d’autre de la route, trahissent une forme de langueur. Le rickshaw arrête sa course devant un simple portail sur le fronton duquel figurent une inscription – « Asha Niketan », « la maison de l’espoir » en sanskrit – et le logo de l’Arche de Jean Vanier – une barque voguant sur la mer. On entre dans la propriété par un chemin de terre qui mène à un ensemble de maisons déposées dans une profusion de verdure. Là, à l’ombre d’un vieil arbre, un groupe à l’aspect étrange s’ébat joyeusement. Certains, avec le corps déformé, tiennent des propos extravagants, d’autres sont secoués par les rires. L’atmosphère est si allègre et vivante qu’on se croirait dans une famille. « Bienvenue au paradis », lance Amudha, la responsable de cette communauté de l’Arche, où huit personnes « valides » partagent la vie d’une vingtaine d’handicapés mentaux. Fondée en 1975, la communauté est née de l’amitié entre un catholique et un hindou. Dans les années 1970, un ingénieur brahmane, M. Baratan, cherchait à donner une vie digne à son fils Ramesh, atteint d’une forme d’autisme. Il s’en était ouvert au père Ceyrac, un jésuite français engagé auprès des plus démunis du pays tamoul. Pourquoi ne pas créer un Arche, lui avait suggéré le missionnaire ? Ce dernier connaissait l’aventure lancée en France par son ami Jean Vanier pour remédier à la situation dramatique des handicapés. « Rejetés par leurs familles, lui avait expliqué le fondateur de l’Arche, ils sont entassés dans des institutions quasi carcérales. Mais ce qu’ils réclament, c’est d’aimer, d’être aimés, d’évoluer dans un milieu qui les encourage à vivre, à grandir, à trouver un sens à leurs vies ». Séduit par cette vision, le père de Ramesh a déniché une petite maison dans le quartier populaire de Kottivakkam. « A l’époque, se souvient Dorothy, une pionnière de la communauté, c’était un village de pécheurs, bordé de champs. Aujourd’hui, c’est devenu la banlieue grouillante d’une mégalopole tentaculaire ». Très vite en tous cas, Ramesh est rejoint par Veeran, Francie, Peter, qui forment aujourd’hui encore le cœur de la communauté, laquelle, en 40 années d’existence, a donné un toit et de l’amour à beaucoup d’autres personnes fragiles. Sur les murs du bureau d’Amudha, entre des portraits de Gandhi et des membres de l’Arche, trône une photo de Jean Vanier déambulant dans un bidonville de Calcutta avec mère Teresa. Il suffit ici d’évoquer le nom du fondateur de l’Arche pour que les visages s’illuminent. « Jean a compris que la plus grande souffrance n’est pas le handicap lui-même, mais l’expérience de se sentir inutile, mal aimé, s’enthousiasme Amudha. Pour nous, chaque personne humaine est précieuse et sacrée ». Rien d’exceptionnel pourtant dans la vie proposée aux handicapés. Prières, repas, travail avec les days workers, ces handicapés qui, à la différence du noyau qui vit ici nuit et jour, arrivent le matin pour travailler, et retournent dans leurs familles le soir. Le jeu, la fête, la détente occupent aussi une grande place. Le week-end, par exemple, la communauté improvise souvent une escapade à la plage. Une vie ordinaire donc, où les relations sont centrales. Mary, une assistante tamoule de 27 ans qui partage la vie des handicapés depuis deux ans, le confirme : « Comme dans une famille, le partage est au cœur de notre vie. Au début, avec l’ardeur des débutants, je voulais faire plein de choses. Puis j’ai compris que ce dont les handicapés avaient besoin, ce n’était pas seulement de faire des choses pour eux, mais de devenir leur ami ». Ce partage d’une vie simple a frappé Tom, un jeune anglais venu passer plusieurs mois dans la communauté : « La vie avec les personnes faibles s’incarne dans des réalités toutes simples : préparer de bons repas, passer du temps à table, faire la vaisselle, arranger la maison pour qu’elle soit belle, veiller aussi sur le corps des handicapés, leur couper les ongles, leur raser la barbe. On apprend à trouver de la joie dans ces choses jugées d’habitude sans valeur. Jean Vanier appelle cela la célébration du quotidien.»Faits avec amour, ces petits gestes de la vie courante créent une atmosphère de communion propice à la croissance des personnes. C’est ce que croit Siba, un assistant de 23 ans, originaire du Bengale, qui s’occupe aussi sur le jardin. En deux ans, il a d’ailleurs transformé cet espace au sol sablonneux en un Éden où poussent arbres exotiques et fleurs de toutes sortes. « La communauté est comme ce jardin. Avec l’engrais de la prière et de l’amour, les personnes parviennent à déployer leurs dons. C’est le miracle de l’Arche : d’un sol désertique, on fait pousser des fleurs ». De fait, beaucoup de personnes arrivent ici blessées, enfermées dans la souffrance. La vie de famille, le sentiment d’avoir enfin du prix aux yeux des autres, les conduisent peu à peu vers une guérison, une paix intérieure. « Veeran, par exemple, était d’une violence inouïe quand il est arrivé ici, se souvient Amudha. Grâce à toutes ces années de stabilité parmi nous, il est devenu un élément pacificateur. Francie, elle, était murée dans le silence. Au fil des ans, elle s’est ouverte comme une rose. Aujourd’hui, son sourire est une bénédiction. Comment ne pas parler aussi de ce bébé trouvé sur une plage, que nous avons recueilli et appelé « Najim », qui signifie « petite étoile » ? Lui aussi a grandi comme un jeune homme responsable, soucieux des autres et aimant. » La transformation ne concerne pas seulement les handicapés ; les assistants aussi changent au contact des handicapés mentaux. « J’ai beaucoup reçu en partageant la vie de ces personnes, témoigne Jayaseelan, à l’Arche depuis un an. Elles m’ont ouvert à un autre monde, non pas celui du pouvoir et de l’efficacité, mais celui du cœur, de la vulnérabilité, de la relation, autant de dimensions de moi-même qui étaient jusqu’ici atrophiées ».Si l’Arche procède et s’inspire du christianisme, et notamment des béatitudes de Jésus, la communauté de Chennai a la particularité de rassembler des chrétiens, des hindous, des musulmans. « La cohabitation se passe très bien, observe Jean Vanier. Chez des hommes comme Gandhi, on trouve d’ailleurs une spiritualité très proche de celle de l’Arche, où les petits, les pauvres sont signes de la présence de Dieu ». La prière, en tous cas, est au cœur de la communauté qui se réunit chaque matin dans le Prayer hall, une salle de prière interconfessionnelle. Pour que chacun se sente bien et s’enracine dans sa propre tradition, un tableau représentant les symboles des différentes religions est apposé au mur. Au centre d’une petite table en bois trône aussi la Bible, entouré du Coran et du Bhagavad-Gita, l’un des textes sacrés de l’hindouisme. La prière est immuable : des chants des trois traditions sont entonnés, suivis de lecture des trois textes sacrés. Après un temps de silence viennent les intentions de prière. C’est souvent Peter qui se charge de ces dernières. Originaire de Calcutta, cet homme, qui a rejoint la communauté en 1976, se nourrit d’une profonde vie intérieure. « Le jour de mon baptême, raconte-t-il, j’ai senti que Dieu m’aimait quand on m’a immergé dans l’eau. Depuis, Jésus est mon ami, mon confident.» Tous les dimanches, Peter enfile sa plus belle tenue pour rejoindre en rickshaw la paroisse saint Antoine où il assiste à la messe. « La première fois où je l’ai accompagné, se souvient Tom, il s’est rendu au magasin de l’église, a choisi une statue de saint Antoine, l’a fait bénir par le prêtre, et m’a dit : »Tu la donnera à ta maman ». Cela m’a beaucoup touché ». Pour Amudha, les handicapés révèlent quelque chose de la tendresse de Dieu : « Quand Francie met ses mains sur mes épaules et me regarde profondément, en essayant de me dire quelque chose, dit-elle, c’est comme si Dieu me disait: « Je suis avec toi dans les joies et les peines » » . Charles, un trentenaire français, a passé trois mois à l’Arche de Chennai. Des mois déterminants dans sa vie spirituelle. « Au contact des handicapés, explique-t-il, j’ai compris à quel point l’évangile était une bonne nouvelle pour les pauvres. A l’Arche, les derniers sont les premiers, les pauvres sont rois. Souvent, pendant les repas en commun, je songeais à la phrase de Jésus demandant, lorsqu’on donne festin, d’inviter non pas ses riches amis, ni même ses parents, mais « les pauvres, les estropiés, les boiteux, les aveugles » (Luc 14, 13). Et je me disais alors : « le Royaume de Dieu, c’est peut-être cela : un table où les plus pauvres ont le couvert, sont aimés et valorisés ! » » L’air de rien, l’Arche renverse tranquillement les principales valeurs du monde. Le père Serge Ballanger, un spiritain français installé à Chennai qui visite souvent la communauté, le pointe à sa manière : « Je crois que Dieu aime ces personnes fragiles, ils ont une place particulière dans son cœur. Ici ceux que la société regarde comme n’ayant aucune valeur, coûtant trop chers, inutiles, sont considérés comme précieux et importants.» Charles poursuit : « C’est à l’Arche que j’ai vraiment compris ce que signifiait suivre le Christ. La plupart d’entre nous voulons monter en grade, avoir plus de pouvoir, de renommée, d’influence. Au contraire, Jésus appelle ses disciples à se faire serviteur, autrement dit à choisir « la dernière place » (Luc 14, 10). Il ne s’agit donc plus de monter l’échelle sociale mais de descendre dans la petitesse pour bâtir avec les faibles, les pauvres une famille, une communauté, et se mettre tout entier à son service ». Charles Wright, octobre 2015 |